EN RÉSUMÉ :
Plus transformatrice et mobilisante que la production d’une simple communication, la mise en récits est un processus puissant pour organiser et conduire les transitions dans les territoires. C’est un outil pour révéler la valeur de ce que vous portez, mobilisez, coopérez, communiquez avec sincérité sur vos projets, faire émerger des récits alternatifs, et reconnaître l’engagement des personnes impliquées. Cinq ingrédients permettent de cerner ce qu’est une mise en récits (1) et donne deux exemples de mise en œuvre plus complète (2).
Pourquoi est-ce important : quels sont les enjeux territoriaux du sujet ?
Communiquer ne suffit pas à conduire le changement. A l’inverse, mettre en récits invite à être à l’écoute du territoire et de ses habitants, à mieux s’inscrire dans leur histoire, à accueillir les récits contradictoires ou les conflits, à valoriser des points de vue souvent ignorés, à évaluer autrement et à communiquer avec enthousiasme et permet de transformer les organisations. En résumé, c’est un outil démocratique puissant pour mobiliser et unir autour des transitions.

Les 5 ingrédients de la mise en récits
Ils sont issus des enseignements de territoires pionniers engagés dans des démarches de transitions écologiques et sociétales qui ont impliqué autrement et dans la durée leurs habitants. Selon la Fabrique des transitions1, ces 5 balises ne sont pas à suivre de manière chronologique : il est possible d’entrer dans la mise en récits par n’importe laquelle d’entre elles. L’important est de ne pas rester cantonné à l’une ou l’autre mais de les relier ! Et de garder à l’esprit qu’avec la mise en récits, le processus compte autant que le livrable.
A. Mettre en trajectoire l’histoire de son territoire
Mettre en trajectoire, c’est prendre du temps et de la hauteur pour comprendre l’histoire de son territoire : « d’où venons-nous, où en sommes-nous et où allons-nous ». L’occasion de prendre appui sur l’héritage du passé pour construire une vision prospective partagée. Cela implique de partir de ce qui compte pour les habitants, de leurs attachements pour les révéler et rechercher ce qui les lie : une manière de cultiver un commun sentiment d’appartenance et de fierté, en étant ancré ! Cela nécessite parfois de révéler ce dont nous ne voulons plus, ce qui doit être transformé dans le territoire tel qu’il est aujourd’hui, pour ne pas reproduire les erreurs du passé.
Certains territoires ont mené des ateliers avec des archivistes, des historiens, des associations, pour réinvestir l’histoire du territoire avec des écoutes territoriales, des résidences d’artistes, des balades historiques, des captations sonores, des festivals culturels ; des articles sur l’histoire et les personnages du territoire ..
Le SCOT du Grand Douaisis2 a par exemple utilisé une fresque qui a redessiné le passage du charbon aux énergies renouvelables, en s’appuyant sur l’histoire singulière du territoire — sa géographie, ses paysages, sa force et son identité — pour penser l’avenir du territoire.
B. Communiquer sincèrement, avec enthousiasme et lucidité
Communiquer depuis la collectivité vers les acteurs locaux, avec enthousiasme, en faisant du bruit… Mais le faire de manière honnête, avec transparence en partageant autant ses réussites que ses échecs, dans une logique de « droit à l’erreur » dont on peut tirer des enseignements. Mais aussi en se basant sur le réel, en citant ses sources, en donnant la parole à celles et ceux qui s’engagent. Parler de ce que fait la collectivité, de ce qui est fait sur le territoire en dehors d’elle, laisser la place à d’autres récits. C’est aussi communiquer moins mais mieux : choisir des « «objets totem» qui incarnent le projet du territoire en matière de transition et montrer tous leurs effets.
Certains territoires ont communiqué de manière sincère en s’inspirant des 12 étapes du “voyage du héro” de Joseph Campbell pour raconter l’histoire du territoire ; en utilisant des cartographies d’initiatives comme à Lorient Agglomération avec la carte « Mes voisins sont formidables », co-construite en demandant aux participants de « dénoncer » les projets menés par leurs voisins qu’ils trouvaient inspirants (plus de 1000 réponses collectées !).
Ce travail peut être mené en faisant appel à des journalistes ou en recrutant un chargé de mission mise en récit. Par exemple, appuyé par le Rameau et la Fabrique des transitions et porté par le média Territoires Audacieux et le Pôle Territorial de Coopération Économique (PTCE) du Grand Bergeracois (une cinquantaine de collectivités et d’acteurs), le média local « Grand Bergeracois Audacieux » met en récits les initiatives locales de coopération ou de transition peu visibles. Les publications couvrent des portraits d’un acteur du territoire qui porte une démarche impactante, de manière à interroger l’identité bergeracoise et la notion d’appartenance ; les initiatives associatives locales. Il existe aussi un podcast mensuel pour revenir sur des projets menés par des acteurs du territoire… Autour des contenus du média, un espace réflexif a été ouvert pour accueillir les acteurs du territoire qui souhaitent réfléchir à l’impact de cette démarche de mise en récits. C’est une démarche de « communication sincère » : l’éthique du journalisme de solution suppose une indépendance de l’acteur tiers qui prête son regard, vis-à-vis de la structure dans laquelle il est embarqué.
Autre exemple, en 2016, la commune de Malaunay en Seine-Maritime (6 200 habitants) constate que ses actions sur la transition sont mal connues sur son territoire, alors que la commune est pionnière depuis des années en matière de transition énergétique (démarche Cit’ergie, lauréate TEPCV, volonté d’être autonome énergétiquement en 2050…). Un service communication est alors créé. Objectif : informer les habitants de ce qui est réellement mis en place par la collectivité, mais aussi mettre en mouvement. Plusieurs actions sont menées. Tout d’abord, un travail sur les règles de communication (informations sourcées et chiffrées, charte graphique inspirée du territoire…). Puis une démarche sur l’incarnation de l’engagement des habitants : depuis 2018, ce sont des Malaunaysiens exemplaires qui font la une de « Le M », le journal municipal. Enfin, le défi « la transition prend ses quartiers » (2018-2019) est lancé avec 110 habitants pour proposer des actions de transition concrètes à mettre en place sur le territoire. Ce défi a donné lieu au Smac, le Service Municipal d’Accompagnement des initiatives Citoyennes, pour soutenir financièrement, humainement et techniquement les initiatives des habitants présentant un intérêt général en lien avec les transitions (20 000 € du budget communal en 2021). En miroir, c’est aussi tout le management en interne de la collectivité qui est repensé : modification de l’organigramme, transversalité plus poussée, meilleure mobilisation des agents…
C. Faire émerger les récits alternatifs
C’est un travail d’écoute, d’implication et d’instruction des contradictions. Il s’agit d’impliquer réellement, même celles et ceux que nous entendons moins, accueillir la diversité des récits, même contradictoires ou opposés à celui de l’institution. L’intention est bien de ne plus mettre les conflits sous le tapis, au risque de verser dans la violence s’ils ne sont pas exprimés ! Ainsi, la collectivité peut être porteuse d’une histoire dominante qui ne colle pas à la réalité du vécu des habitants. Leur récit alternatif a pourtant droit de cité. L’énergie qu’ils peuvent mettre à s’opposer témoigne d’un engagement qu’il s’agit d’accueillir, de reconnaître et de comprendre (une pétition peut être le début d’une mise en récits : nous ne sommes pas d’accord, parlons-en !). Une fois l’écoute réalisée, il s’agit d’ouvrir des espaces d’instructions de ces débats.
L’approche du « croisement des savoirs » d’ATD Quart Monde peut être un outil pour intégrer les vécus de tous les acteurs. Certains territoires ont aussi expérimenté la réalisation de chronologies pour faire la généalogie des désaccords anciens, encore présents aujourd’hui. Cartographier les récits controversés permet aussi de dépasser les visions binaires des conflits. La méthode de Bruno Latour (Cartographie des Controverses) aide à représenter la complexité des points de vue. Le modèle de l’Iceberg, inspiré de Donella Meadows, invite à aller au-delà des faits visibles pour comprendre les conditions qui les ont permis : structures, croyances et dynamiques d’ensembles.
Les spectacles permettent également de mettre en scène ces récits. La commune de Vimy (4000 habitants) à créée « Vertiges de Labour », un spectacle participatif qui vise à ouvrir un débat sur l’agriculture et à renforcer les liens entre agriculteurs et habitants, en s’inspirant du dialogue territorial.
D. Raconter la coopération en interne de la collectivité
Pour pouvoir gérer la contradiction et les débats en « externe » de la collectivité, il faut aussi savoir le faire en « interne », où les tensions sont aussi présentes. Il s’agit d’ouvrir des espaces dans les organisations de travail, où on prend du recul et on s’interroge sur nos manières de faire, pour comprendre les bugs, voire les éventuels échecs à travers les récits qu’en font les personnes qui les ont vécus, de manière à tirer des enseignements et progresser. Pas besoin de chercher loin pour le faire : n’importe quelle réunion peut en être l’occasion ! Cela peut aussi passer par des espaces entre pairs pour faciliter les échanges entre personnes partageant des problématiques similaires. C’est aussi une manière de révéler les valeurs et le chemin parcouru, reconnaître l’engagement de chacun et organiser la coopération à partir des récits.
Certains territoires ont pris à bras le corps cette dimension organisationnelle. Par exemple, le PETR Albigeois et Bastides (Tarn) a initié un diagnostic sensible avec la Fabrique des transitions, recueillant une soixantaine de témoignages pour comprendre les freins organisationnels à la coopération au sein de l’organisation. Suite à cela, un groupe de quatre agentes issus de différentes intercommunalités s’est constitué pour créer un espace d’échanges confidentiel. Elles ont d’abord mis en récits un projet réussi et un projet source de tensions, sous forme de lettres, puis ont analysé collectivement ces expériences avec une grille d’analyse organisationnelle pour comprendre, depuis leur pratiques de travail, les freins à la transition. Cette réflexion a conduit à la rédaction d’une lettre collective proposant des pistes pour améliorer l’organisation et la coopération au sein du PETR. Ensuite, une phase d’interpellation a permis aux agentes de dialoguer avec les élus et les directeurs généraux des services (DGS). Ce processus a favorisé la création d’un espace de soutien entre agents et d’un réseau de DGS pour traiter les problématiques organisationnelles. Cela a débouché sur des projets concrets menés avec une coopération renforcée. Par exemple, la gestion des eaux de pluie est désormais travaillée de manière transversale et permet de tester de nouvelles manières de faire ensemble. De même, le territoire obtient plusieurs centaines de milliers d’euros de subvention sur ce sujet, au vu de l’exemplarité de son organisation et des effets produits. La coopération, ça paye !
E. Évaluer la valeur créée : ce qui compte ne se compte pas toujours mais se raconte !
L’évaluation, ce n’est pas uniquement mettre des chiffres dans un tableau ! Elle peut être l’occasion de révéler la valeur créée, de s’intéresser aux effets générés, mêmes inattendus, mêmes non mesurables, comme par exemple le bien être, le sentiment de solidarité, le sentiment d’appartenance… dans un territoire. Surtout quand on sait que les démarches de transition produisent bien plus que des infrastructures : elles transforment les pratiques, les manières de voir et de s’organiser. Il s’agit de le révéler ! C’est aussi une manière de s’intéresser aux autres enjeux que le projet abîme ou renforce : confiance, santé, pertinence, connaissance…
Des outils pratico-pratiques peuvent ouvrir facilement des temps d’évaluation, comme les chapeaux de Bono qui permettent de comprendre ludiquement les réussites, limites d’un projet, et d’accueillir des propositions d’amélioration. Il existe aussi des méthodologies d’évaluation utilisées par exemple par le cabinet de conseil Quadrant Conseil, spécialiste de l’évaluation des politiques publiques. D’autres outils démocratiques sont expérimentés localement. Par exemple, les ch’ti TAIDx, lancés à Loos-en-Gohelle (600 habitants) en 2018, sont des temps de « démocratie narrative » inspirés des conférences TEDx. Des habitants y racontent, après un travail mise en récits réalisé avec des journalistes, des projets qu’ils ont portés localement. L’objectif est de partager avec sincérité leurs expériences de coopération avec la mairie, y compris les difficultés. Ces récits sont écoutés par un public composé d’élus et d’agents. Par la mise en avant de récits alternatifs, cette expérimentation devient alors à la fois un instrument d’implication des habitants, dont l’engagement est reconnu et valorisé, et d’évaluation de la coopération entre les citoyens et la mairie. Leurs histoires permettent en retour d’améliorer l’organisation de la municipalité et de renforcer leur capacité à co-construire avec les citoyens.

Tous les 5 ingrédients de la mise en récits porté par une collectivité, ça donne quoi au concret ?
La commune de Loos-en-Gohelle (7000 habitants) dans le Bassin Minier est désormais célèbre pour avoir réussi à passer d’une ville “sinistrée”, suite à la fermeture des mines, à une “ville pilote du développement durable”, selon l’ADEME. En 30 ans, cette commune a transformé sa trajectoire, notamment en mobilisant la mise en récits.
Dès 1986, Loos-en-Gohelle décide de célébrer l’histoire des mineurs plutôt que de la refouler : elle lance pour cela les Gohelliades, un festival culturel pour mettre en récits les attachements au territoire, mettre en scène l’héritage collectif et refonder l’identité locale en s’appuyant sur les imaginaires des habitants. Toujours aujourd’hui, cette approche culturelle fonde l’identité de la commune, avec d’autres fêtes locales comme la Sainte-Barbe, ou encore le lieu Culture Commune, scène nationale pluridisciplinaire qui déploie des projets artistiques en coopération avec les acteurs du territoire. En termes de coopération et d’implication par les récits, un programme participatif d’amélioration et de préservation du cadre de vie en 2000 a mené à l’adoption d’une Charte du cadre de vie, à la suite d’une démarche d’enquête, d’écoute sociale des quartiers et de diagnostic sensible.
Encore aujourd’hui, la commune a une posture d’implication continue pour tous les projets, philosophie incarnée par notamment par un dispositif : le “fifty-fifty”. Chaque citoyen qui a une idée, s’engage avec la commune à le réaliser en échange d’un appui technique et financier de la municipalité et d’une convention. Ce dispositif incarne cette logique de « donnant-donnant » et de partage des responsabilités. La commune n’a alors plus le monopole de l’intérêt général. Pour la communication sincère et l’évaluation, la commune mise notamment sur les Taidx, ces espaces de partage avec sincérité des expériences de coopération des habitants avec la mairie, y compris les difficultés (développé précédemment en ingrédient 5).
Un autre exemple inspirant prenant en compte les 5 ingrédients de la mise en récits est la démarche « Paris à 50°C ». Cette démarche est inspirante pour d’autres territoires et notamment en milieu rural. En termes de mise en trajectoire, la projection à 2050 s’est appuyée sur les événements passés, notamment le traumatisme de la canicule de 2003. En termes d’implication des récits alternatifs, ce travail a permis de mettre à l’agenda le sujet du dôme de chaleur, que tous les acteurs n’avaient pas dans leur radar. En termes de communication sincère : la présence de journaux télévisés et de journalistes a permis de diffuser au plus grand nombre les enseignements. En termes de coopération : le détour par la simulation a été l’occasion de créer et renforcer des coopérations en interne et en externe. En termes d’évaluation : la mairie a lancé une démarche pour comprendre quels ont été les déclics, les prises de conscience, les ré-organisations potentielles générées par le projet.
Conclusion
La mise en récits est un processus sur le temps long pour transformer son territoire, son organisation et mettre au travail les conflits. Elle postule que, parler de ce qui compte pour les personnes, en s’appuyant sur les identités locales, en partant de là où il y a déjà de l’engagement, sera plus mobilisateur que d’imposer un discours.

Aller plus loin : Les ressources existent et sont très complètes!
- Les trois publications dédiées de la Fabrique des transitions : « Les 5 dimensions de la Mise en récits » (2024) ; « Mise en récits : les initiatives de grandes collectivités françaises » (2025) ; « Mise en récits : 12 initiatives territoriales pour s’inspirer » (2025)
- Les ressources sur le site du Cerdd (Centre Ressource du Développement Durable) : la publication « « Repères sur la mise en récit(s) de vos projets de transitions » (2021) ; le Kit « Mise en récits » et la publication « 4+1 Histoires pour y croire » avec Les Essaimeurs (2024)
- « Le Guide de la communication responsable », l’ADEME (2022)
- La délégation sénatoriale aux collectivités locale recense plusieurs exemples de mise en récits
- « La mise en récits : Un outil pour la transition écologique dans les quartiers prioritaires », ARTEFACTS, 2023.
- Réussir la participation de toutes et tous – Petit guide pratique pour agir », ATD Quart-Monde, 2021.
- Née de la mutualisation dʼexpériences de territoires pionniers, la Fabrique des transitions anime une alliance transpartisane de 400 organisations publiques et privées. Ensemble, les allié·es forment une communauté de partage dʼexpériences et dʼaccompagnement de territoires, pour favoriser le développement de dynamiques territoriales de transition et leur changement d’échelle. ↩︎
- https://grand-douaisis.com/wp-content/uploads/2020/12/1-contexte.pdf ↩︎